La contre-profession, sur les poèmes et l’art visuel d’Etel Adnan et de Liliane Giraudon.

Vincent Broqua

Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores : poésies 1947-1997, tr. Marie Borel, Patrice Cotensin, Jean Frémon et Yves Michaud, Paris, Gallimard, 2023.

Etel Adnan, Sitt Marie-Rose, Paris, Gallimard, 2023.

Liliane Giraudon, La jument de Troie, Paris, P.O.L., 2023.

Yves Michaud, Etel Adnan : Les anges, le brouillard, le palais de la nuit, Paris, Gallimard, 2023.

Contre toute attente, le genre poétique résiste. Actuellement, la poésie ne cesse de surprendre par ses déplacements, ses résurgences, ses urgences. A tous ceux qui semblaient annoncer sa désuétude ou tout simplement sa mort prochaine, elle répond par sa grande vitalité : de nouvelles revues naissent (Mouche, Place, revues qui mêlent poésie et arts visuels), des maisons d’édition apparaissent ou se consolident (Al Dante/Presses du réel, Lanskine, Série Discrète…), des scènes poétiques se créent hors du livre (les festivals et les maisons de la poésie font de plus en plus la part belle à la performance poétique). Cette urgence d’un renouveau de la poésie s’accompagne de ce qu’avec Adorno on pourrait appeler un effrangement. La poésie s’immisce partout et notamment dans les lieux de l’art contemporain. Dans les dernières années, on ne compte plus les expositions qui rassemblent les travaux visuels de poètes (Enseigne des Oudins, Galerie Treize à Paris, Le Salon du Salon à Marseille).

Or, les formes de rencontre entre l’art contemporain et la poésie ne se résument pas à la tradition bien connue d’artistes majeurs illustrant des poèmes, ou de poètes pratiquant l’ekphrasis, genre dans lequel – pour reprendre la théorie de Mitchell – la poésie et les arts visuels sont en dialogue et en compétition permanente, jusqu’à tenter de dépasser l’illustration – une pensée de l’interaction entre l’art visuel et la poésie doit se détacher de la lecture ekphrastique. Il ne s’agit pas non plus uniquement de la résurgence de la poésie visuelle, avec ses utopies et ses impasses néo-avant-gardistes. On assiste au contraire à l’intervention directe des poètes dans le champ visuel (Etel Adnan, Liliane Giraudon, Alice Notley, Nathalie Quintane) et l’intervention directe des artistes dans le champ poétique (Claude Closky, Hugo Pernet) à tel point que le travail de certains d’entre eux n’est que de poésie (Pascal Poyet). On pourra avancer que ce qu’on affirme ici n’a rien de nouveau puisque des artistes majeurs du XXe siècle (Vassily Kandinsky, Josef Albers, Carl Andre, Agnès Martin, Jim Dine…) ont publié de la poésie. On pourrait ajouter que l’art conceptuel avaient été un lieu d’exploration du langage poétique, jusqu’à questionner fortement la pertinence du mouvement de la poésie visuelle[1].

On aimerait avancer ici que le moment actuel n’est pas fait de quelques artistes majeurs publiant des poèmes épars, mais qu’une sorte de mouvement se dessine, quand bien même serait-il désordonné : les poètes interviennent directement dans le champ de la visualité. Ces interventions apparaissent, selon les mots d’Etel Adnan, comme une « contre-profession »[2], c’est-à-dire une manière de signifier que le poiein de la poésie va au-delà de l’inscription des mots sur la page, et qu’en même temps, pour sérieuses que soient leurs investigations visuelles, ces poètes n’ont jamais cherché à devenir artistes. Les publications récentes de Liliane Giraudon et d’Etel Adnan attestent cette contre-profession : Ces poètes ont travaillé toute leur vie pour attendre une reconnaissance tardive, un travail dicté non pas une quelconque carrière, mais par la nécessité profonde d’écrire, de peindre et de dessiner. En cela, elles offrent un contre-modèle. Le travail d’Adnan a été reconnu internationalement en 2012 à la Documenta de Cassel. On ne compte plus désormais les catalogues sur son œuvre et, dans les dernières années de sa vie, alors qu’elle ne pouvait pratiquement plus voyager, la cadence avec laquelle les expositions s’enchaînaient offrait un contraste ironique au peu d’intérêt dont son travail avait joui pendant toute sa vie, ce qui ne cessait de l’amuser, d’ailleurs. Cette reconnaissance a entraîné la traduction ou la réimpression de nombreux livres de poésie ou récits. La monographie d’Yves Michaud effectue une synthèse attendue sur l’œuvre entière d’Adnan, du poétique au pictural en passant par le philosophique. Poète française majeure, Giraudon vient quant à elle de faire paraître La jument de Troie chez son éditeur P.O.L, un livre entièrement constitué de dessins. Et en quoi cette actualité de l’émergence de poètes dans le milieu des arts visuels constitue-t-elle une contre-profession ?

On pourrait reprendre les mots d’Adnan sur sa poésie pour dire que ces deux poètes ont dessiné ou peint comme elles ont écrit, dans « une sorte de vie parallèle »[3] qui n’est pourtant rien d’autre que cette vie-là. Contre-profession, la poésie est pour elles une résistance et, par là même, une activité libératoire d’un pays, d’une maison, d’un milieu : de parents syriens et grecs de Smyrne, Adnan a longtemps vécu au Liban, Giraudon vient quant à elle d’un milieu paysan où on parlait occitan. Leur trajectoire a consisté à se libérer des contraintes sociales de ces milieux, tout en leur rendant constamment hommage, afin d’inventer autre chose, dans le lointain. Chez ces deux poètes, l’activité visuelle est à la fois un prolongement de la poésie et une contre-activité. Pour Giraudon, elle est une interruption de la poésie : « quand je ne peux pas écrire, je dessine »[4]. Adnan l’énonce tout aussi clairement. Si elle « pein[t] comme [elle] écri[t] de la poésie »[5], la visualité est une pratique du refus : parce qu’il lui était impossible d’utiliser le français colonial après la guerre d’Algérie, elle choisit d’écrire en anglais et de « peindre en arabe », langue qu’elle ne savait pas écrire ou mal. Si elle est une contre-profession, la poésie et la visualité de ces poètes s’inaugure donc dans un rapport formel au politique. Elle prend souvent une forme hétérodoxe, mal élevée.

Il est en effet frappant de constater que les deux poètes ont commencé par la maladresse. La mère d’Adnan la disait maladroite, Giraudon évoque son frère artiste qui la renvoyait à sa propre gaucherie : « j’étais maladroite. Incapable de faire tenir une pomme sur une table. […] J’ai fait le poète en prenant les poèmes que j’aimais pour des pommes »[6]. Pour chacune, l’art visuel est comme l’exploration d’un domaine qui avait été presque interdit. La peinture comme le dessin sont donc à contre-emploi et parfois même à contre-courant. Il aura fallu à Adnan la médiation d’une collègue nord-américaine lui faisant remarquer qu’elle ne pouvait pas enseigner la philosophie de l’art sans pratiquer la peinture ou sans avoir tenté de faire l’expérience de peindre. Chez l’une comme chez l’autre, l’art visuel ne s’accompagne pas d’un apprentissage formel, au contraire, il est mal élevé. Chacune pourrait revendiquer l’art de mal faire : avec une formulation caractéristique de son minage de la langue, Giraudon voit dans son dessin non pas de l’art brut mais « un art de brute »[7], et pour ses leporellos, Adnan ne retouche jamais son travail, laissant souvent le pinceau se décharger de son encre. On trouve donc dans leur exploration des arts des mots comme de la visualité, une activité contraire, contradictoire. Giraudon affirme : « la poésie, je ne sais pas ce que c’est »[8]. C’est peut-être en cela que la poésie et le dessin voire la peinture se rencontrent singulièrement chez Adnan et Giraudon. Ils sont la pratique d’un non-savoir. Quintane avance à propos du dessin : « je ne dirais pas que le dessin c’est la même chose que l’écriture, mais dans les deux cas, on peut faire vite »[9]. En effet, les dessins de Giraudon et certaines formes d’Adnan se caractérisent par leur rapidité et la naïveté assumée qui en découle. Sélection dans un ensemble beaucoup plus vaste, les plus de 150 dessins recueillis dans La jument de Troie sont réalisés avec des crayons de couleurs vives. Les formes sont d’une simplicité enfantine, exécutées rapidement, dans l’urgence de la série, et chaque forme est accompagnée d’un titre formulaïque écrit à la main (où le mot « poème » revient), dans une graphie volontairement peu soignée. Au sein de cet ensemble, le « poème tremblé », le « poèm fautif » (sic) ou encore le « poème imbécile » sont autant de manières humoristiques de caractériser ce travail visuel hétérodoxe publié comme un livre de poèmes dans une maison d’édition littéraire. Déplacement des codes, cette pratique du dessin s’amuse de sa simplicité et de la façon dont elle revendique son côté voyou (il existe un « poème voyou »), comme si ces dessins étaient un virus : « Le dessin ‘d’une qui ne sait pas dessiner’ devient ici un malware (logiciel espion malveillant) dans la forteresse du ‘monument Poésie’ »[10].

On le sait depuis Beckett, il y a une politique du mal dire et du mal faire, une politique de ce qu’il appelait des foirades. Et il n’y a rien de plus sérieux. Chez Adnan et Giraudon, il arrive que l’intervention visuelle soit le poème ou, pour reprendre le mot valise de la poète française, elles écriventdessinent. Giraudon fait ce qu’elle appelle des « poèmes)(dessins » ou des « dessins)(poèmes » – les parenthèses font se toucher autant qu’elles séparent les deux mots – et pour Adnan « la poésie s’écrit en peinture »[11]. Dans son poème L’Apocalypse arabe (1980) poésie et travail visuel vont de pair : des signes graphiques indissociables de sa poésie trouent la page comme un cri pour dire la violence du siège du camp palestinien de Tell Al-Zaatar en 1975. Même si Michaud parle de leur fonction d’interruption du « projectile verbal », les hiéroglyphes sur la page travaillent à une même urgence poétique : l’impérieuse nécessité de restituer quelque chose de la catastrophe de la guerre. Ainsi, le poème ne peut pas se concevoir sans l’interaction des signes linguistiques et des signes graphiques. Résistant à l’assimilation du sens, les signes graphiques se lisent dans un même mouvement que le poème, ils sont le poème, ils participent de l’incandescente expression de la tragédie.

On ne sait pas ce qu’est la poésie, on ne sait pas ce que sont ces signes dessinés sur la page. Pourtant, tout est clair. Adnan dit vouloir viser une clarté pour « éviter les compréhensions différées », Giraudon cherche à dire le réel, frontalement. L’action directe du poème, avec sa part de fantasme, détermine la volonté de dire, quitte à froisser voire à brutaliser la langue, ou à la questionner très fortement et à ne pas énoncer ce que les autres veulent entendre. Adnan dit : « Je n’écris pas pour le bonheur d’utiliser des mots, mais par besoin de dire »[12]. Dans de nombreux textes, Adnan écrit politiquement. Elle va à l’encontre de ce qui la rendrait populaire, quitte à la mettre en danger – elle devra en effet s’exiler à nouveau aux Etats-Unis en 1976. Jébu (1969), « Quatre poèmes pour le Vietnam » (1966), L’express Beyrouth à Enfer (1970), ou son roman Sitt Marie-Rose (1977) exprime ce risque de la vérité, de sa violence. Charge politique qui renvoie dos à dos les différents acteurs de la guerre au Liban, Sitt Marie-Rose narre de façon fragmentée l’assassinat d’une femme luttant contre les lâchetés des combattants de chaque faction pour dire la vérité complexe de ses engagements. La vérité tranchante (l’un des livres de Liliane Giraudon s’intitule Le travail de la viande[13]) est l’autre visage du travail de Giraudon et Adnan. Elle est l’une des caractéristiques évidentes de leur politique féministe. Si Adnan est « un volcan criblé de météores », Giraudon est une « guenon » dans un milieu de singes poétiques. La contre-profession poétique et visuelle est une revendication féministe de la place qu’elles ont prise sans qu’on la leur donne – la pratique qu’on leur aurait assignée aurait certainement été le tricot ou la tapisserie (Giraudon : « si j’avais pu m’inscrire au Bauhaus ou à la Black Mountain, sûr que je me retrouvais au rayon tapisserie »[14] ou encore, faisant référence à Pénélope : « Elle ne brode plus mais dessine »[15]), mais elles ont choisi la poésie, le dessin, la peinture et la visualité, sans borne. Pour Adnan, « écrire était un sport »[16].  

 

Dans ces activités, les deux artistes affirment la primauté du geste de la main : Giraudon insiste sur la matérialité de l’écriture (encre, papier, horizontalité de l’écriture), Adnan fait de même pour l’écriture comme pour la peinture. Elle peignait en installant sa toile sur une table, comme on le ferait d’une page d’écriture. Pourtant, il subsiste toujours une résistance à assimiler complètement l’écriture et l’art visuel : se donnant pour la première fois au dessin, Nathalie Quintane énonce bien cette différence entre l’activité de peindre et l’activité d’écrire, selon laquelle « même vidée de son sens, [la phrase] n’est pas pour autant un dessin »[17]. Michaud, quant à lui, fait remarquer que la prolixité d’Adnan est plus grande dans l’écriture que la peinture, voire que son champ est plus ample avec les mots qu’avec les signes visuels. Et, quant à elle, Giraudon insiste sur le fait qu’elle « n’a pas d’œuvre picturale »[18].

Alors qu’avons-nous essayé de dire avec ces deux poètes-artistes, et en quoi cela concerne-t-il le contemporain ? J’ai pris le terme contre-profession comme Philip Roth avait inventé celui de contrevie (Counterlife), pour le roman dans lequel il détaille les contradictions dont nous sommes faits. Cette contradiction est au cœur des pratiques visuelles des poètes. Il apparaît que les interactions entre les mots et la visualité ne sont pas réglées : à la fois pratique sérieuse, pratique en rupture par rapport à leur écriture et en même temps prolongement de celle-ci, voire événement du poème lui-même. On dira que ce n’est pas consistant, mais peut-être est-ce précisément ce qu’elles apportent à ces pratiques : faire valoir que n’être pas vouée à devenir une artiste visuelle ne signifie pas que la pratique ne soit pas sérieuse. Leur intervention importante dans le champ poétique comme visuel tient précisément à cet art de la contradiction inscrit dans une vie parallèle, cet art des mots et des signes visuels qui dit la violence de l’histoire ne cherchant pas tant à atteindre le présent que le réel, ou, selon les mots de Giraudon : « le dessin à l’éclairage direct de la réalité du poème »[19].

[1] Liz Kotz, Words to be Looked at, Cambridge, The MIT Press, 2007, p. 138.

[2] Cité in Yves Michaud, Etel Adnan : Les anges, le brouillard, le palais de la nuit, Paris, Gallimard, 2023, p. 39.

[3] Ibid.

[4] Liliane Giraudon, « Genon, je signe », La jument de Troie, Paris, P.O.L, 2023, p. 13.

[5] Michaud, op. cit., p. 51.

[6] Liliane Giraudon, « Genon, je signe », op. cit., p. 9.

[7] Liliane Giraudon, « Genon, je signe », op. cit., p. 11.

[8] Ibid., p. 12.

[9] Nathalie Quintane, préface à Nathalie Quintane et Stéphane Bérard, Club bizarre, Saint-Nazaire, Edition pli, 2023, p. 5.

[10] Présentation du livre sur le site de l’éditeur P.O.L. <https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5846-6>

[11] Michaud, op. cit., p. 40.

[12] Michaud, op. cit., p. 52.

[13] Liliane Giraudon, Le travail de la viande, Paris, P.O.L, 2019.

[14] Giraudon, « Guenon, je signe », op. cit., p. 10.

[15] Ibid., p. 15.

[16] Michaud, op. cit., p. 41.

[17] Quintane, op. cit., p. 5.

[18] Liliane Giraudon et George Salis, « An Incessant Mending / Un incessant raccommodage: A Rare Bilingual Interview with Liliane Giraudon », The Collidescope, 16 septembre 2022  < https://thecollidescope.com/2022/09/16/an-incessant-mending-un-incessant-raccommodage-a-bilingual-interview-with-liliane-giraudon/

[19] Giraudon, « Guenon, je signe », op. cit., p. 13.