Votre parcours d’écriture comporte près d’une quarantaine de livres, pour la plupart publiés chez P.O.L. Votre travail prend également une dimension collective au sein de revues (Action poétique, Banana Split, if, notamment) et au théâtre. Votre implication dans les débats et la défense de droits, en particulier des minorités, est manifeste sur les réseaux sociaux. Comment s’effectuent et s’organisent ces différents axes de travail ? Le travail individuel d’écriture nécessite-t-il aussi d’autre part un travail collectif ? Quels passages précisément de cette implication sociale, politique, dans le travail d’écriture ?
Liliane Giraudon : Me voilà assommée par le mot « quarantaine ». Quarantaine de livres ! A plus de 70 ans ça semble trop mais il y a l’expression « mise en quarantaine » qui vient éclairer le chiffre et renvoie au terme de relégation, d’éviction. Certains de ces livres ont disparu, se sont retrouvés sur les quais ou au pilon. Détails dont il n’est jamais question quand on aborde les bibliographies. Écrire un livre relève d’une décision. C’est un acte. Cet acte ne pourra s’accomplir qu’avec une rencontre, celle d’un éditeur qui le rendra vivant. Ici je salue tous mes éditeurs et particulièrement Paul Otchakovsky-Laurens qui, depuis trente ans, me publie sans aucun retour sur investissement, ce qui dans notre système d’économie libérale est une aberration. L’écriture se fait… On poursuit… dans une sorte de « rater mieux » comme le précisait le vieux Beckett. Dans ce qui s’appelle aujourd’hui un brouhaha mais au bout du compte assez seuls. Et là, c’est curieux, le masculin pluriel l’emporte sur mon expérience privée. Achille Mbembe a raison : « Il ne suffit pas de tenir un livre en main pour savoir s’en servir »… Mais il y a deux mots que j’aime dans votre question, c’est le mot « parcours » et le mot « travail ». On peut dire qu’on se déplace et qu’on travaille sur d’authentiques contradictions. Je n’aime pas le « Nous » trop exclusif. En parlant de moi j’aimerais dire on. On s’est déplacé… On se déplace… Dans un relatif chaos. Au hasard – s’il existe – des rencontres, des évènements. Amours, désamours, attractions, sexes, ruptures, conflits… Car tout ça bien sûr – on a tendance à l’oublier – s’accomplit dans un corps. Or on est très seul quand on écrit. Même si c’est en partie faux, on le croit et c’est très brutal. Violent. On écrit dans des trous. J’ai toujours désiré un travail collectif. Avec d’autres. Les autres. Avec les revues Banana Split, Action poétique, If et La gazette des jockeys camouflés j’ai cru au programme du poète brésilien Haroldo de Campos : « À défaut d’un prolétariat international travaillons à un poétariat international »… Établir des connexions, des échanges… face à une certaine soumission dans la langue. Une sorte d’économie parallèle reposant sur une énergie collective. Un contre-pouvoir sans doute dérisoire pour certains… Moi, ça m’a beaucoup tenue éveillée. Et je pense que ça a nécessairement alimenté la chaudière de mon écriture privée… Pour le théâtre, c’est plus compliqué. Mes premiers textes – 10-12 ans –, c’était du théâtre. Des voix qui s’échangeaient. Mais j’ai toujours eu un problème au théâtre. Je ne supporte pas l’idée de la scène. Je n’y crois pas. Jamais. Pour moi ça ne marche pas. Peut-être parce que je veux y croire et que ce n’est pas de ça qu’il s’agit évidemment… Par contre je lis les écrivains qui écrivent pour la scène. En ce moment je traverse une expérience qui m’intéresse avec Robert Cantarella et son Faust 2. On travaille à plusieurs comme pour une série – c’est une série démarrée à partir du Faust de Goethe – et c’est assez passionnant parce que la notion d’auteur est quasiment pulvérisée. Les techniques de commande et de partage du boulot sont abruptes et radicales, j’ai l’impression de fabriquer la pièce d’un engin dont on ne me donne que le spectre et qui après sera montée avec d’autres pour un assemblage en partie frankensteinien… Je connais le corps et la bouche du ou de la comédienne qui portera mon texte mais le résultat de l’assemblage, je le découvrirai dans une autre étape. On est à la fois dynamisé et dépossédé, c’est une expérience vraiment intéressante. Pour ce qui est de ma présence sur les réseaux sociaux, disons que j’utilise Facebook comme un sommaire, avec la mise en circulation de documents et selon un principe de discontinuité. J’établis une sorte de journal aléatoire, mettant à jour des évènements dont parle peu ou mal la presse officielle. Par exemple le vécu des roms dans l’Europe, comment survit ce peuple sans territoire ni frontières. Plus que jamais « le crime palpable est devenu abstrait et le crime abstrait est devenu palpable ». Disons que j’essaie de réfléchir à ça à partir des informations qui me sont données. Je prends peu la parole, m’appliquant simplement à mettre en circulation des documents souvent hétéroclites. Je peux aussi articuler ça avec une photo de Gertrude Stein et Alice Toklas baladant leur chien. Cette implication sociale, politique – à mon sens très ordinaire – ne se sépare évidemment pas du travail d’écriture puisque c’est en partie avec ce flux que je m’alimente. Un « de quoi ça parle » non linéaire, aux schémas narratifs désarticulés mais remontés selon un système d’horlogerie concernant, oui, le langage, le poids – formidable – des mots.
Dans La sphinge mange cru (Al Dante, 2013), les énoncés mettent en évidence, dans leur construction, différents registres de référence. Les propositions se référant à Sophocle, la tragédie, la mythologie grecque alternent avec des insertions questionnant le réel, certains énoncés à caractère explicitement critique et politique. Ainsi : « Ailleurs on peut voir Pasolini traduisant Sophocle. Un autre jour, il découvre que la bourgeoisie n’est pas une classe sociale mais une maladie ».
Ou : « Diverses questions l’agitent comme par exemple le fait que le napalm quand il brûle flotte sur l’eau ».
Ou encore : « Qu’organiser le pessimisme est un acte révolutionnaire » ; « Rien à voir avec la cannelle puisqu’en Afrique du sud quatre femmes sur dix disent que leur première expérience sexuelle a été un viol ».
D’où proviennent ces propositions – des prélèvements ? Comment s’opère au cours de l’écriture l’agencement de ces propositions critiques en prise avec le réel ?
La sphinge mange cru est un petit livre qui s’est écrit dans les marges d’un projet – ou son échec parce que je n’y suis toujours pas parvenue – autour du personnage de Jocaste. Hölderlin et Pasolini se sont intéressés à Œdipe, entreprenant de retraduire Sophocle. Je continue à trouver étrange que versus féminin on se soit si peu intéressé à Jocaste – plutôt Cassandre ou Médée. Que Pasolini intervienne comme un personnage vient du fait que je le lisais, comme je relisais – je ne cesse de le relire – Benjamin, et je suis convaincue qu’organiser le pessimisme est un acte révolutionnaire. C’est ce à quoi tout véritable artiste travaille, consciemment ou pas, pour peu qu’il soit attentif à ne pas devenir un supplétif du pouvoir. Pour ce qui est du napalm, il se trouve que j’ai pu voyager au Vietnam dans des zones de combat où, aujourd’hui encore, plus aucun oiseau ne vit, et c’est là que j’ai appris que le napalm déversé par l’armée américaine brûlait sur l’eau. Cette image me hante. Périr par le feu à l’intérieur de l’eau. Comme me hante une forme du « consentement meurtrier » qui nous concerne tous, sorte de prolongation de cette « fabrique du consentement » où nous baignons. Pour ce qui est de l’utilisation des statistiques du viol en Afrique du Sud, c’est une réalité hélas devenue banalité, le viol étant aujourd’hui encore une arme de guerre sur les populations. Pour ce qui est de la cannelle, je ne sais plus… Disons que je ramasse ce qui me traverse, ensuite je l’incruste dans ce sur quoi je travaille. L’agencement se fait de manière assez artisanale, quasi intuitive. Comme on déplace des couleurs sur une page.
Dans L’omelette rouge (POL, 2011) et Les pénétrables (POL, 2012), les références littéraires et plus généralement artistiques participent à la construction du texte et en sont des matériaux constituants essentiels. Peut-on parler d’un geste critique qui serait inhérent à la création ?
Il me semble que chaque écrivain procède sur sa propre écriture à un travail critique. C’est inséparable de sa creative method, que ce soit visible ou pas. Mais, pour Les pénétrables, c’est un peu différent et très simple. J’étais confrontée à un premier cancer et j’avais du mal à écrire. Je voulais régler mes dettes et rendre hommage aux écrivains que j’aimais, qui avaient compté pour moi. Les inventer vivants – sans doute parce que j’avais moi-même peur de mourir. Je me suis souvenue des « vidas » des troubadours, ces petites proses qui relataient leurs existences, et j’ai cherché une forme proche du portrait. Une fabrique de bustes comme dans l’art funéraire. Je suis devenue bustière. Le mot m’a plu. Restait à expérimenter la forme et le courage de transgresser le tabou de la ringardise « une vie une œuvre »…
Dans La poétesse (POL, 2009), on peut lire un énoncé qui s’apparenterait à une redéfinition du champ poétique : « J’entre dans une littérature accidentée ». Et un regard critique porté sur celui-ci : « il y a quelques années ça s’appelait des fragments. Toi, tu rêvais d’une Littérature de Combat. Maintenant c’est une Littérature de Poubelle ». Pensez-vous que la littérature se doit de porter des valeurs et une forme d’utopie ?
Des valeurs certainement pas… Ce que je sais, c’est qu’à tous les niveaux une forme de discours académique dominant semble régner. Depuis certaines pseudo avant-gardes émergentes qui recyclent et décorent jusqu’à une économie fictionnelle rétrograde que nous imposent les médias. Parallèlement, destructions et atrocités semblent devenues le sacrement de notre époque, on assiste à l’hystérisation des identités et au désir d’apartheid… Nous sommes entrés dans une nouvelle ère durant laquelle l’action humaine détruit irréversiblement la terre. Les géologues appellent ça l’Anthropocène. Je ne peux plus regarder un oiseau passer dans le ciel sans me dire qu’en seulement trente ans quatre cent millions d’oiseaux d’espèces communes ont disparu… Je ne suis pas nostalgique, absolument pas. Je voudrais simplement échapper à un opportunisme d’époque qui prône une forme de divertissement culturel entre indifférence éclairée et cynisme chic. Être artiste, poète – je choisis délibérément ces mots devenus suspects – ne nous protège en rien d’un prêt-à-porter dominant. Il nous faut échapper à l’horrible sensation de « fin de partie » de l’homme blanc occidental et ne pas collaborer à ce sentiment rétrograde de peur, à cette plainte mortifère qui voudrait signer la fin des insurrections. Pour moi, écrire c’est en partie chercher une forme d’insoumission. La littérature est un champ d’expérimentations vitales. C’est là qu’est sa valeur. Ce travail dans la langue de tous. A partir d’elle, cet héritage, il nous faut poursuivre, changer, bouger, traduire, déplacer, transmettre. La littérature nous sort du charnier. Pour moi, par exemple, la Commune de Paris et la guerre d’Espagne ne sont pas des épisodes révolus. Ce qui aurait pu avoir lieu est toujours vivant et nous est transmis. Formes vives stockées et restées fraîches. Qui se retrouvent aujourd’hui, par exemple, lorsque les femmes polonaises descendent dans la rue et font reculer les lois interdisant leur droit à l’avortement ou lorsque les Sioux de Dakota se battent et mettent en échec le projet de 3,8 milliards de dollars d’une multinationale… Si le principe même du capitalisme est de prospérer sur le désastre, que peuvent nos livres ? Ma réponse est qu’ils peuvent peu mais ils peuvent. Parce qu’ils travaillent au cœur d’une mémoire des langues.
Votre dernier livre paru, L’amour est plus froid que le lac (POL, 2016), se construit dans une proposition de formes, chacune des sections offrant un point de vue formel particulier : section 2 dans une approche plus graphique, section 3 en prise étroite avec l’image cinématographique etc. D’autre part, les références sont encore, dans ce livre, multiples, débordant le cadre strictement cinématographique. Une liste de « personnages par ordre d’apparition » est indiquée en fin de volume. Comment se sont construites chacune des sections, les préoccupations de formes ont-elles déterminé ce découpage et ce montage dans la construction ? Cette table de références que l’on retrouve ici comme dans beaucoup de vos livres est-elle un outil de construction permettant de multiplier les lectures possibles de votre texte, d’ouvrir le champ littéraire sur d’autres champs artistiques ? Participe-t-elle d’une volonté d’ouverture sur d’autres domaines ou encore d’une conception de l’écriture traversée par l’histoire littéraire telle qu’on se la réapproprie ?
L’amour est plus froid que le lac a quelque chose à voir avec ce qu’on pourrait appeler un souvenir-écran. Sauf que là, c’est un titre qui en cache un autre. Toute la structure du livre, sa forme, en découlent. On peut dire que les séquences 2 et 3 se déplient à partir de la 1. Au début, je commence par découvrir les photos de Vivian Maier et je relis la poétesse américaine Lorine Niedecker enfin traduite – remarquablement – en français. Ces deux figures seront les embrayeuses de départ avec Darius, le jeune rom retrouvé battu à mort dans un caddie. Ce sont des voix. Le titre m’est donné au cours d’un rêve nocturne. Comme je travaille en parallèle sur la réécriture d’un acte de La mouette de Tchekhov pour Hubert Colas, je pense que c’est la présence terminale du lac qui a suscité le titre. La mort de Chantal Akerman va me révéler que ce titre masquait un film de Fassbinder qui dans les années 70 avait été une révélation pour moi, L’amour est plus froid que la mort. Je réfléchis alors à : « c’est quoi un premier amour ? » Expérience parfaitement démocratique. Tout le monde a eu un premier amour. Le mien fera l’affaire, éclairé – nettoyé – par l’importante citation de Keith Waldrop : « Derrière le poème il n’y a pas d’état psychologique parce qu’une fois le poème écrit le poète est mort ». Le chapitre 2, « Syllabes précipitées », est une sorte d’hommage indirect à la poésie visuelle et la trace d’une étape de travail. Des ensembles syllabiques prélevés dans la séquence 1 ont été découpés aux ciseaux et redistribués sur la page. Des collages aléatoires rejouent le sens et posent visuellement la question du trou et des blancs. Pour la section 3, « Une mauvaise fois pour toute », le choix des photogrammes prélevés dans le film de Fassbinder déroute les proses qui les suivent et articule une idée de fausse légende. En ce sens oui, je peux dire que la construction, l’aspect formel de ce qui se propose à l’œil m’importe. La liste des personnages par ordre d’apparition – avec précision que « toutes les personnes nommées ne sont pas considérées comme des personnages » – est une manière d’abattre ses cartes et de relancer le jeu. Le lecteur peut retrouver l’usage de Blanche neige, Hölderlin ou Twombly. Mais je sais aussi que malgré un désir « contructiviste » ce livre s’est en partie écrit dans mon dos. Car si on est totalement responsable de ce qu’on écrit on doit savoir aussi qu’on est souvent réduit à croire qu’on a écrit ce qu’on a écrit… alors que le langage échappe à la maîtrise. Sur nous tous, le poème en sait bien plus long que nous… Au bout du compte, c’est le lecteur qui joue les prolongations.
Paris – Marseille, décembre 2016
Entretien réalisé pour Diacritik par Emmanuèle Jawad